Quelques tableaux

À propos d'un tableau de Bruegel l'Ancien


Le Trébuchet, 1565 — Huile sur bois, 37 x 55,5 cm
(alias Paysage d'hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux)

« L'homme ne connaît pas non plus son heure, pareil aux poissons qui sont pris au filet fatal, et aux oiseaux qui sont pris au piège ; comme eux, les fils de l'homme sont enlacés au temps du malheur, lorsqu'il tombe sur eux tout à coup. » — Ecclésiaste 9.12



On a dit et écrit beaucoup de choses sur ce Trébuchet, ou plutôt : on a écrit beaucoup de fois les mêmes choses. De fait, on s'est souvent penché sur la signification profonde du tableau, la symbolique du piège et des oiseaux représentant respectivement le Diable et les âmes pécheresses dont il tente de s'emparer etc., mais après recherche je n'ai trouvé nulle part d'analyse qui prendrait en compte la composition graphique du tableau, les relations des divers éléments entre eux ni même certaines spécificités de la toile qui, si elles s'avéraient n'être que coïncidence, seraient du moins troublante coïncidence.

Avant d'aller plus loin, toutefois, il convient de garder en tête que les règles de géométrie sont telles que si l'on trace suffisamment de lignes sur un tableau on finira forcément par constater des croisements et recoupements qui pourront sembler surprenants mais qui ne reflèteront en réalité que les seules propriétés des droites et des angles dans l'absolu, sans aucun rapport avec le tableau sous-jacent. Il est donc important d'éviter les surinterprétations et de ne pas prendre pour signes et/ou correspondances ce qui ne serait que mathématiques.

*
*   *

Commençons donc par ce qui est indubitable et objectif.

Tout d'abord, la ligne d'horizon, déterminée par ce qui semble être un petit bois dans le lointain vers le centre du tableau, coupe celui-ci au niveau de son troisième huitième supérieur. Cette ligne passe exactement au niveau du clocher de l'église et rase le pignon inférieur de la seconde maison à droite (fig. 1).

Figure 1 (cliquer sur les vignettes pour les agrandir)


Une autre droite, déterminée, elle, par l'axe du pont, relie exactement le bord droit du tableau au niveau de la médiane à son bord gauche au niveau du troisième huitième inférieur. Elle épouse parfaitement la crête de la seconde maison derrière l'arbre (fig. 2).

Figure 2


Enfin, une troisième ligne, passant par le milieu du pont et longeant la rive éloignée de la rivière relie, là encore exactement, le bord gauche du tableau au niveau de la médiane à son bord droit au niveau du second huitième inférieur (fig. 3, lignes vertes).

Figure 3


Le découpage vertical est donc 3/8 - 2/8 - 3/8 et le tableau peut alors être compartimenté en six rectangles A/B/C/D/E et F (fig 4).

Figure 4


Coulant tout d'abord de la gauche vers la droite du tableau avant de faire un coude et de repartir vers la gauche, la rivière suit successivement deux axes. Ceux-ci coïncident avec les diagonales du rectangle limité en haut par la ligne d'horizon, et en bas et sur les côté par les bords du tableau. La diagonale de gauche passe par le centre du pont et est tangente à deux pignons de maisons à gauche ; celle de droite rase le pignon de la maison derrière l'arbre et la mansarde la maison de droite (fig 5).

Figure 5


Le trébuchet éponyme du tableau est quant à lui quelque peu décalé sur la droite de cette dernière ligne. En effet, il se situe au croisement de la diagonale du rectangle F — soulignée par la direction générale des branches du premier plan, du trébuchet lui-même puis de la corde qui le relie à l'oiseleur caché — avec la diagonale générale du tableau (fig 6).

Figure 6



Passons maintenant à la partie plus subjective.

La lecture d'une image se faisant de la gauche vers la droite, les deux directions de la rivière guident le regard vers des points différents, et même opposés. L'œil lit d'abord le tableau en commençant par l'angle inférieur gauche et, suivant naturellement le cours de la rivière, le regard est guidé directement vers l'église. La lecture se poursuit, toujours de gauche à droite, et le second tronçon de la rivière est lui lu « en sens inverse » c'est-à-dire en partant du pont et en se dirigeant directement vers... le trébuchet. Le trébuchet, l'église ; la tentation, la salvation ; la mort, la vie ; le Diable, Dieu (fig 7).

Figure 7


Pour renforcer l'attraction de notre regard vers l'église deux autres « couloirs » viennent le canaliser. Le premier (en vert sur l'image) est délimité par deux droites, l'une reliant les toits des maisons situées derrière l'arbre et la berge droite de la rivière, et l'autre générée par la pente du toit de l'église. Le second couloir (en jaune) est lui aussi délimité par deux droites, l'une reliant le toit de la seconde maison à droite avec la berge gauche de la rivière, l'autre prolongeant la pente du talus de droite. Dans le premier cas, le regard est directement dirigé vers l'église ; dans le second, il bute sur l'arbre et « rebondit » vers l'église (fig 8).

Figure 8



L'arbre principal lui-même, prolongé qu'il est par les branchages du premier plan, sépare le tableau en deux parties. À gauche, les gens s'amusent, patinent, et prennent du bon temps ; à droite, les oiseaux attirés par le leurre du trébuchet se dirigent inconsciemment vers leur perte. À gauche, la vie ; à droite, la mort. À cheval sur ces deux parties, l'église se présente comme le lien entre la vie et la mort ; entre la vie terrestre et la vie éternelle.


Un autre découpage possible, quoique plus discutable, utiliserait les médianes du tableaux. Les quatre parties ainsi formées symboliseraient respectivement, en partant de la partie inférieure gauche : la vie, la mort, le salut, le néant (les limbes ? l'éther ? le purgatoire ?). Là encore, à cheval sur deux parties, l'église ferait le lien entre la mort et le salut (fig 9).


Figure 9



On pourrait encore hasarder d'autres conjectures — la présence d'un oiseau en plein centre de l'église est-elle vraiment fortuite alors qu'on le verrait bien mieux s'il se découpait devant le toit enneigé ? les maisons de droite n'ont-elles pas l'air totalement déséquilibrées, comme si elles tombaient vers l'église ? etc. —, mais ce ne serait précisément que des conjectures, par essence même non vérifiables et donc oiseuses.


Ce qui est peut-être moins anodin est le fait que le tableau contienne exactement autant d'oiseaux que de personnages, trente-et-un (fig 10).


Figure 10


Ce n'est pas en soi très étonnant si l'on se souvient que dans l'iconographie de l'époque l'oiseau symbolise l'âme du pécheur. Autant d'oiseaux que de personnages, donc. Autant d'âmes que d'êtres humains. Soit. Mais pourquoi précisément trente-et-un ?


Pour cocasse et plaisante qu'elle soit, l'explication selon laquelle Bruegel aurait été un génie visionnaire qui aurait anticipé que 31 deviendrait le code téléphonique international des Pays-Bas ne peut décemment pas — hélas ? — être retenue.

Plus sérieusement, on peut dire que 31 est le nombre de jours des mois les plus longs et qu'il n'y a donc plus rien après. Fin du mois, fin de la vie ; début du mois suivant, début de la vie éternelle ? Pas très convaincant.

C'est le 3 janvier (1521) que Martin Luther fut excommunié par l'Église catholique, mais de là à penser que le nombre 31 soit une référence à cet événement il y a un énorme pas qu'il me semblerait pour le moins téméraire de franchir.

Alors ?

Alors il y a, je crois, fort à parier qu'il s'agit tout simplement ici d'une référence à la Trinité : le Père, le Fils et le Saint Esprit unis en un seul (un seul tableau) pour nous montrer la voie du Salut.


— 13 mars 2010