Textes divers

Sommaire

Les Conquérants


Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

— José-Maria de Heredia, Les Trophées
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Je hais la plage


Je hais la plage.
Je hais le sable incertain
où la cheville s'affole.
Je hais les omoplates
des brûlés du deuxième degré.
Je hais la camionnette rouillée
du marchand de glaces.
Je hais la couverture délavée
des magazines de l'été.
Je hais trois heures de l'après-midi
quand il pourrait tout aussi bien en être cinq.
C'est encore la mer qui me déplairait le moins.
Mais pour l'atteindre
il faut traverser la plage.

— Pierre Douvres
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Mers-el-Kébir


J’aime ce village, où sous les orangers,
Sans se voir, deux jeunes filles se disent leurs amours
Sur deux infiniment plaintives mandolines.
Et j’aime cette auberge, car les servantes, dans la cour,
Chantent dans la douceur du soir cet air si doux
De la « Paloma ». Écoutez la paloma qui bat de l’aile…
Désir de mon village à moi, si loin ; nostalgie
Des antipodes, de la grande avenue des volcans immenses ;
Ô larmes qui montez, lavez tous mes péchés !
Je suis la paloma meurtrie, je suis les orangers,
Et je suis cet instant qui passe et le soir africain ;
Mon âme et les voix unies des mandolines.

— Valery Larbaud
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If...

(Assaisonné à toutes les sauces et totalement
irréaliste mais néanmoins splendide...)


Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d’un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un seul mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.

— Rudyard Kipling
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L'Œuvre au Noir


Moi, dit Zénon, je goûte par dessus tout ce plaisir un peu plus secret qu'un autre, ce corps semblable au mien qui reflète mon délice, cette agréable absence de tout ce qu'ajoutent à la jouissance les petites mines des courtisanes et le jargon des pétrarquistes, les chemises brodées de la Signora Livia et les guimpes de Madame Laure, cette accointance qui ne se justifie point hypocritement par la perpétuation de la société humaine, mais qui naît d'un désir et passe avec lui, et à quoi, s'il s'y mêle quelque amour, ce n'est point parce que m'y ont disposé à l'avance les ritournelles en vogue...

— Marguerite Yourcenar,  L'Œuvre au Noir
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Mémoires d'Hadrien


“ Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l'homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l'amour non partagé, l'amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d'une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes. ”

— Marguerite Yourcenar,  Mémoires d'Hadrien
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Caligula












“ Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir un homme ! ”

— Albert Camus, Caligula
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Les Rois maudits


“ Certes, ce jour-là, dans les églises de France, il se trouvait beaucoup de gens pour pleurer le roi Philippe, ou croire qu'ils le pleuraient. Mais en vérité l'émotion, même chez ceux-là, n'était qu'une forme d'apitoiement sur eux-mêmes. Ils s'essuyaient les yeux, reniflaient, hochaient le front, parce que, avec Philippe le Bel, c'était leur temps vécu qui s'effaçait, toutes les années passées sous son sceptre, presque un tiers de siècle dont son nom resterait la référence. Ils pensaient à leur jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les lendemains soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à l'heure qu'il trépasse, reste pour les autres une représentation et un symbole. ”

(...)

“ Votre roi est cousin bien proche de son épouse ! On a peut-être omis de demander la dispense. On pourrait démarier à peu près tous les princes d'Europe pour ce motif ; ils sont cousins de tous les côtés, et il n'est que de voir les produits de leurs unions pour s'en rendre compte. Celui-ci boite, cet autre est sourd, tel encore s'évertue sans succès à l'œuvre de chair. S'il ne se glissait de temps à autre parmi eux quelque péché ou quelque mésalliance, on les verrait bientôt s'éteindre de scrofule et de langueur. ”

(...)

“ Naples, prodigue en voluptés faciles à condition qu'on fût muni d'un peu d'or, faisait vivre Bouville dans une sorte d'enchantement. Ce qui partout ailleurs eût passé pour vice prenait ici un aspect désarmant de naturel et presque de naïveté. De petits maquereaux de douze ans, guenilleux et dorés, vantaient la croupe de leur sœur aînée avec une éloquence antique, puis restaient sagement assis dans l'antichambre à se gratter les pieds. Et l'on avait en plus le sentiment d'accomplir une bonne action, en permettant à une famille entière de se nourrir pendant une semaine. Et puis le plaisir de se promener au mois de janvier sans manteau ! (...) Bien sûr, on l'avait un peu volé au coin de chaque rue. Faible prix, vraiment, pour tant d'agrément ! ”

(...)

“ Charles de Valois aussitôt entonna le grand couplet qu'il récitait à tout venant depuis huit jours. Il allait, pour peu qu'on lui en procurât les moyens, supprimer toutes les « novelletés » introduites par Marigny et ses légistes bourgeois ; il allait rendre l'autorité aux grands barons ; il allait rétablir la prospérité dans le royaume en revenant au vieux droit féodal qui avait fait la grandeur du pays de France. Il allait restaurer "l'ordre". Comme tous les brouillons politiques, il n'avait que ce mot à la bouche, et ne lui donnait d'autre contenu que les lois, les souvenirs ou les illusions du passé. ”

— Maurice Druon, Les Rois maudits
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Saine lecture


Adaptation littéraire d'une réalité historique contestée dans ses détails mais généralement acceptée dans son ensemble, ce texte est une intéressante déconstruction des moyens psychologiques et pratiques par lesquels une idéologie totalitaire — de type pensée politique ou religion révélée — s'empare des cerveaux de ses adeptes et les utilise à ses fins.

Lavage de cerveau ; pensée unique et exclusive s'efforçant de contrôler la société et l'intégralité de ses membres dans tous les aspects de leur vie ; interdit lancé à l'encontre des croyances anciennes, remplacées par de nouveaux mythes inventés de toute pièce ou recomposés à partir de mythes plus anciens ; attaques lancées contre culture, connaissance, raison et savoir pris comme cibles privilégiées ; dévotion au chef et à la cause mise en avant comme seule raison d'être de l'adepte ; promesse d'un paradis, terrestre ou post-mortem... la panoplie du parfait « Big Brother » est là au grand complet.

On remarquera au passage que le totalitarisme n'utilise pas la terreur dans le but d'écraser l'opposition. La terreur totalitaire ne commence réellement que lorsque toute opposition est déjà écrasée. Il n'est que d'étudier l'arrivée au pouvoir du christianisme sous Constantin et ce qui s'ensuivit (autodafés, Inquisition), celle des talibans en Afghanistan ou celle d'Hitler en Allemagne pour s'en convaincre.

Ce livre est ce qui se rapproche le plus d'une antidote, sous forme romancée, au fanatisme religieux.

Vladimir Bartol (trad. Claude Vincenot), Alamut, Éd. Phebus, 2001, (ISBN 2859405186)
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